JOURNAL DE GUERRE de 1914 à 1919 de Madame Madeleine Beh.

Rédigé à l'origine en allemand, sur un cahier à la couverture cartonnée (aujourd'hui introuvable mais dont se souvient la petite fille de l'auteur, Madame Laure Michel-Beh). Dans sa traduction, M. François Keller a choisi de respecter le style de la rédactrice.

Déclaration de guerre le 1er août 1914. Première entrée des Français à Steinbach le 8 août 1914. Le 9 août, première bataille de 14 heures à 19 heures avec 18 morts, allemands et 1officier, et 18 morts français avec 1 officier. Le 10 août, ramassage des cadavres et leur enterrement. Début septembre, deuxième entrée des Français. Retrait des Français sur Thann. Fin septembre jusqu'à fin novembre, souvent de petits affrontements. Début octobre a eu lieu un affrontement dans le chemin de la Loi (Gesetzweg), Les Allemands avaient un chariot à munitions devant notre maison avec, dessus, deux prisonniers.
Subitement, les Français ont réussi à s'emparer de ce chariot avec les deux prisonniers et ont ramené un mort du chemin de la Loi; c'était l'instituteur de Bussang. Lorenz aurait dû aider à le chercher sous une pluie de balles. Un officier le somma d'y aller. Heureusement, Lorenz réussit à prendre la fuite à travers un chemin étroit. Les Français ont transporté eux-mêmes le mort, le hissant sur le chariot devant notre maison. Ils voulaient rejoindre Thann par la montagne avec le mort. Mais ils ne sont pas arrivés bien loin, que jusqu'au Sable Blanc. Là, ils ont dételé les chevaux et ils sont partis à cheval par le chemin, laissant le chariot avec le mort dans la forêt. Deux jours plus tard, les Allemands cherchèrent le mort et l'enterrèrent au cimetière de Steinbach.

Jusqu'à début décembre, petits combats. Le 9 décembre les Français arrivèrent à nouveau et ils se ruèrent sur Steinbach, L'après midi un lieutenant est mort sur notre champ ; il est tombé dans le Bachreben (le ruisseau des vignes). Le 10 décembre, les Allemands repoussèrent de nouveau les Français et 49 Allemands et le lieutenant français furent enterrés ensemble devant l'église.
Les Français avaient leur charnier sur la Loh. Le 11 décembre les premières grenades sont tombées sur le village. Ce jour là, l'usine Rollin et la maison Bechelen brûlèrent. Hug Philippe voulait chercher la famille Sifferlen car ils étaient tout près du feu ; il voulait les sauver. Une balle dans la tête le tua net devant notre atelier. On n'a pu l'enterrer que 3 jours plus tard à cause des tirs de grenades. Nous nous sommes réfugiés dans la cave car nous avons reçu plusieurs grenades dans la maison. Tandis que Lorenz faisait le cercueil de Hug Philippe, il a essuyé 2 grenades dans son atelier. Tout était prêt pour enterrer Philippe. Tout à coup, les grenades redoublèrent de force et les gens, ainsi que M. le Curé, durent prendre la fuite ; cela dura pendant 3 jours. Alors l'après midi M. le Curé appela Lorenz, avec 3 autres hommes en sabots, qui se dépêchèrent de se rendre au cimetière avec le cercueil. M. le Curé marchait devant, suivi du maire. Et ainsi, Lorenz a dû aider à enterrer son seul bon ami au cimetière. Le lendemain matin, l'épouse du défunt me demanda de l'accompagner au cimetière ; elle voulait encore une fois saluer son mari. Nous étions à peine arrivées à la tombe que les balles sifflèrent à nos oreilles et nous étions obligées de fuir. Les Français arrivaient toujours plus près, jusqu'au haut du village.
Ce fut mi-décembre. Nous avions la fête patronale mais aucune cérémonie n'eut lieu à l'église qui était terriblement abîmée, surtout du côté hommes où les bancs étaient déchiquetés et recouverts de quintaux de gravats. Alors que nous étions tranquillement à l'église, une pluie de grenades s'abattit alentour. Les gens se protégeaient le long des colonnes ; d'autres voulaient fuir vers l'extérieur. A l'autel,   M. le Curé se retourna et leur dit : « Restez tous ici et tenez vous tranquilles ».  L'orgue se tut et le curé termina rapidement sa messe à voix basse. Deux femmes s'évanouirent de peur. Alors 3 Français entrèrent dans l'église, montèrent au clocher et retardèrent l'horloge d'une heure. Alors, il y eut un moment de répit et lorsque nous sommes sortis de l'église, nous étions à nouveau français.

Un dimanche, comme il faisait beau, quelques villageois allèrent comme d'habitude en forêt. Alors arrivèrent quelques Français avec un officier; ils arrêtèrent 7 hommes et les conduisirent comme espions à Thann ; et ils les transportèrent alors à Marseille (jamais entendu parler de ça). On annonça alors que quiconque serait rencontré dans la campagne ou la forêt serait arrêté comme espion. A chaque chemin était postée une sentinelle en arme qui plus tard se retira dans la forêt.

Un dimanche soir, la villa Baudry fut incendiée. Le 23 décembre, une compagnie de soldats se rassembla devant la mairie et proclama : « Tout homme de 17 à 45 ans doit se présenter à la mairie. » Quant tous furent rassemblés, ils furent emmenés à Mulhouse. Les malades furent transportés en chariot jusqu'à Sennheim (Cernay). Aucun œil ne restait sec ; très peu de gens sont revenus de Mulhouse ; la plupart durent se rendre à Müllheim.

C'était à Noël 1914. Tout le monde croyait qu'en cette journée, il y aurait un peu de répit mais, hélas, il n'était pas encore 13 heures qu'un tonnerre de canons s'est abattu sur nous. Nous avons fui de nouveau dans la cave; les shrapnels ( obus bourrés de billes d'acier)  traversaient la toiture; une chambre au premier fut entièrement détruite. Le soir, vers 20 heures, il y eut un peu de répit. Nous voulions monter chercher quelque chose à manger. Le matin, j'avais cuit un lapin mais nous n'avions plus envie de manger lorsque les grenades se remirent à tomber. Alors que nous montions à l'étage, l'escalier menant au grenier s'effondra. Toute la cuisine fut recouverte de gravats. Nous ne trouvions plus la cuisinière, encore moins le lapin. Nous n'avions plus qu'à nous résigner à fuir chez le voisin. Nous restâmes 2 jours ; nous n'avions plus rien à manger car nous ne pouvions plus monter l'escalier. Nous n'avions plus faim non plus car les obus passaient de nouveau au dessus de nos têtes. Quelques-uns éclatèrent devant la fenêtre, dans la cour, d'autres dans les chambres ou sur le toit. On entendait des craquements sinistres des toits qui s'effondraient dans un nuage de poussière et une odeur de poudre. La route était défoncée par les toitures qui s'écrasaient par terre.

Notre maison voisine était une boulangerie où nous nous sommes réfugiés tous les 6, enfants et femmes serrés les uns contre les autres, devant le fournil. Nous regardions toujours en l'air pour voir si le plafond n'allait pas s'effondrer et nous ensevelir vivants. Il y eut des cris terribles ; nous attendions toujours notre dernière minute car les grenades volaient si rapidement qu'on ne pouvait pas les compter.
Le deuxième jour, le soir vers 21 heures, il y eut un peu de silence. Nous avons rapidement fui chez ma sœur, dans le haut du village, où les maisons n'avaient pas trop souffert. Nous sommes restés une nuit et le lendemain matin tout recommença. Nous avons passé toute la journée dans la cave . La maison voisine se mit à brûler, une cloche se mit à tinter touchée par une grenade ; le presbytère était en feu. Dans la cave, Anna tomba inanimée. Toutes les maisons du haut du village se mirent à brûler, fauchées par des grenades incendiaires. Là où elles explosaient, tout s'embrasait aussitôt. Maintenant nous n'étions plus en sécurité dans les caves. Les gens sortaient dans la rue en pleine pluie d'obus. Les gens se demandaient les uns aux autres où ils devaient aller. Dans une bonne cave où l'on pensait être en sécurité,  il y eut 42 blessés, dont un homme avec 7 enfants. L'homme fut éraflé par une balle et deux des enfants furent blessés ; il les a pris sous le bras et a fui ainsi le village.

Les gens, leur baluchon sur la tête, étaient accompagnés d'enfants ; d'autres étaient accompagnés de personnes âgées qui ne pouvaient plus marcher, installées dans des voitures d'enfants. D'autres ne voulaient pas laisser leurs poules et les ont enfermées dans des corbeilles, portées sur la tête. C'est tout ce qu'ils emportaient. Le bétail périt presque entièrement dans les flammes, dans l'étable; on n'eut pas le temps de les détacher. Une vache gisait dans la rue, atteinte d'une balle. Les gens qui emmenaient le bétail le lâchaient en cours de route faute de nourriture.

Nous sommes partis avec une poussette; ma sœur (qui avait 5 filles) nous accompagnait aussi; chacune ne pouvait emmener qu'un enfant. On ne se retournait plus; on s 'éloignait volontiers. Nous avions 3 heures de marche jusqu'à Wittelsheim et durant tout le trajet les obus éclatèrent derrière nous, nous faisant accélérer le pas.

Les véhicules militaires roulaient sur le même chemin et cherchaient des munitions à Wittelsheim. Les Français envoyaient des obus éclairants, voyaient les véhicules et les bombardaient intensément. Nous étions en danger sur tout le trajet.  Lorsque nous sommes arrivés là-bas, nous étions trempés car il pleuvait sans cesse. Si seulement nous avions pu nous réfugier dans une étable, nous aurions été contents. Si seulement nous pouvions ne plus être dans les flammes et les tirs! Enfin vint un militaire (Feldwebel-adjudant) qui nous entendait gémir et il nous demanda si nous n'avions pas de refuge. Il savait qu'à Steinbach la situation était catastrophique. On voyait les flammes de très loin. Il eut pitié de nous et il nous offrit sa chambre nous disant d'y rester jusqu'au lendemain pour nous reposer un peu. il alla rejoindre les soldats dans la grange. Un homme très bon ! Nous étions très reconnaissants envers lui . Les gens de la maison étaient très accueillants et nous préparèrent un bon café pour nous ressusciter car nous n'avions rien mangé ni bu depuis 2 jours. Nous étions 10 personnes debout dans la chambre et nous nous demandions ce que nous allions faire le lendemain. Où aller ? Nous avons pris le prochain train pour Ensisheim, chez des amis, et ma sœur alla à Oberhergheim chez son fils qui habitait là. Notre voisine devait accoucher dans 3 jours. Il était impossible de rester seule dans sa maison parce que les grenades avaient décapité son toit. L' homme alla avec elle dans la maison paternelle, non loin de là, et il alla chercher le médecin militaire qui logeait à proximité. La sage-femme habitait un peu lus loin; il ne pouvait pas la chercher car la route était très dangereuse.
L'enfant était à peine né que les grenades explosèrent dans la maison. La femme était couchée dans la cave avec l'enfant. Le médecin recommanda de colmater les fenêtres avec des sacs de grains pour arrêter les billes de shrapnels mais tout cela ne servit à rien. Le deuxième jour, la maison fut trouée; ils emmenèrent la femme et l'enfant sur un matelas et ils la portèrent, dans le plus grand tonnerre de canons, jusqu'à la maison Rollin où la cave voûtée accueillait beaucoup de monde. Ils n'y avaient pas encore passé un jour que la villa fut en feu. Il ne leur restait qu'à fuir le village. Pas de voiture ; la femme mit son enfant de 3 jours dans un landau et marcha 3 heures jusqu'à Wittelsheim, en pleine nuit, son mari à côté d'elle ; il portait un baluchon avec des couches d'un côté et leur enfant de 2 ans sur l'autre épaule..C'est ainsi qu'ils quittèrent le village, avec ces seuls effets à emporter.
Lorsqu'ils arrivèrent à Wittelsheim, la femme eut un malaise après ce trajet, sans avoir mangé ni bu. Pas question de bouillon. Dans la cave, ils ont chauffé un peu de lait sur un feu de bougies. A Wittelsheim, les soldats amenèrent une auto et conduisirent la femme et son enfant à l'hôpital de Mulhouse où elle fut très malade pendant plusieurs semaines. Rien d'étonnant. Ce n'est que le 5° jour que la femme et les deux enfants eurent un bouillon de viande à l'hôpital. Tout de suite après, le mari partit au combat et elle fut transportée à Ensisheim avec ses 2 enfants.
Trois mois plus tard, les réfugiés durent repartir dans la région de Trier (Trêves) et l'homme était en Russie.
Ainsi, les terribles grenades ont dispersé nos pauvres Steinbachois pour ne plus se revoir tous ensemble, car beaucoup sont décédés, surtout les personnes âgées, mortes de chagrin et de misère. Plusieurs semaines se sont écoulées jusqu'à ce que quelques familles se soient retrouvées. On s'est perdu en cours de route, pendant la nuit: les uns suivaient la route vers Mulhouse; d'autres vers Bollwiller ou Wittelsheim.

Mon frère fut le seul qui put sauver son troupeau de 9 bovins. Il les conduisit de nuit vers Cernay. Il les avait à peine abrités dans une étable que les grenades se sont abattues. Ils s'enfuirent vers Bollwiller. Huit jours après, on annonça que les réfugiés devaient partir.
De gré ou de force, mon frère vendit 4 vaches pour presque rien aux juifs parce qu' 'il n'avait plus de fourrage. Le reste du troupeau le suivit jusqu'à Ensisheim où nous étions aussi. Le deuxième jour, nous (4 femmes), sommes parties à pied, avec des poussettes, pensant rejoindre Steinbach pour récupérer quelque chose dans les décombres. Une fois que nous sommes arrivées à Sennheim, les sentinelles nous repoussèrent.

Personne n'avait le droit d'aller à Steinbach et ainsi nous dûmes retourner tristes sans avoir vu Steinbach. Au même moment, Sennheim fut réduit à un tas de gravats. Nous avons passé 7 mois à Ensisheim, sans un sou d'aide. Là, nous étions de nouveau près du Hartmannswillerkopf (Vieil Armand). Les maisons tremblaient sous les éclatements des obus. Souvent, nous pouvions voir le feu -et la fumée s'élever depuis notre village (Ensisheim), et aussi Cernay .surtout quand des usines flambaient.

Le 1er août 1915, nous sommes partis à Oberhergheim. Nous avions tout notre bien dans une malle. Mon mari trouva du travail dans une menuiserie mais seulement  pour 2 mois. C'était un pauvre industriel : les ouvriers devaient faire encaisser leur salaire par l'huissier et ainsi cela ne pouvait pas continuer. Une connaissance de Sélestat nous a écrit que nous devions venir; travail et logement étaient assurés.

Il nous a fallu 10 jours pour avoir un laissez-passer. Arrivés à Sélestat, on nous dit que nous arrivions trop tard, le travail était déjà terminé ; il ne pouvait embaucher personne. Le logement était déjà pris lui aussi. Nous avons déambulé dans les rues avec notre baluchon, jusqu'à 8 heures du soir. Malheureusement, notre permis n'était plus valable mais, heureusement avons trouvé une chambre pour passer la nuit.
Le lendemain matin, nous nous demandions ce que nous allions devenir. La chambre était meublée mais avec seulement un lit pour 3 personnes; pas de cuisine, pas de réchaud et à peine un peu de vaisselle. Enfin, des gens nous ont aussi prêté une chambre d'angle dans laquelle nous avons fait une cuisine. Par compassion, une dame nous a prêté un vieux poêle. Nous avons acheté quelques ustensiles et ramassé un peu de bois et ainsi nous avons pu faire du café le soir. Le lit de Anna, nous devions le poser au dessus du poêle, dans la chambre d'angle où les bestioles nous tenaient compagnie; les souris étaient tellement effrontées qu'elles venaient jusque dans les lits. Sept mois plus tard nous avons cherché un meilleur logement. Nous avons acheté deux lits et l'essentiel pour le ménage. Mon mari eut du travail. Le 14 juin 1916, la propriétaire arriva et dit  « Ne vous effrayez pas ; l'ambulance amène votre mari qui a eu un malaise au travail, il a fait une hémorragie cérébrale». Au bout de 8 jours, l'état de santé s'améliora mais pas question de retravailler. Il devait bien manger mais nous n'avions que le strict minimum.

Enfin, après 4 longues années, Dieu a eu pitié de nous et l'Armistice fut proclamée le 11 novembre 1918. Le 18 janvier 1919, la conférence de Paix s'est ouverte mais pour nous la guerre ne s'est pas terminée. Nous avons regagné notre chez nous mais hélas ! tout le village était un tas de gravats. En cherchant longtemps, nous avons retrouvé l'endroit où étaient notre maison et l'atelier, mais plus de trace de rien, même pas un petit souvenir......

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Philippe Hug est né à St Amarin en 1868. Il travaillait comme tapissier à l'usine Burtschell de Cernay où il occupait le poste de contremaître.
Homme travailleur, il était aussi très bon musicien, capable de jouer d'un peu tous les instruments sans avoir appris.
Il aimait jouer lors des kilbes.
Après le décès, en 1907, de son épouse Madeleine (née Gilger), il épousa Anne Petit (évoquée dans le récit).
Il eut 4 enfants: 2 fils, Louis et Philibert, décédés jeunes, et 2 filles. Philippine et Anne-Marie (grand-mère de Jeannine Altheimer qui nous a transmis ces renseignements).
Il est enterré à Steinbach