Joseph, l'oublié de Noël

Sur saint Joseph, les évangiles sont très discrets. Les Pères de l'Église en parlent à l’occasion, surtout à propos de Marie. Au cours des siècles, d'humbles fidèles et des saints l’ont invoqué. Aujourd’hui son destin continue d'intriguer.

 

Dans la crèche, il se tient, là, un peu en retrait, dans la pénombre. «Silencieux comme la terre à l'heure de la rosée» (Paul Claudel), Joseph, heureux et étonné, veille sur le nouveau-né et sur Marie, sa mère. Qui est cet homme ? Que savons-nous de lui ?

«À vrai dire pas grand-chose si nous nous en tenons aux évangiles, répond le P. Joseph-Marie Verlinde, prieur de la Fraternité monastique de la Famille de Saint-Joseph. Saint Marc n'en dit rien du tout, saint Jean ne le cite que deux fois (Jn 1, 45 ; 6, 42)... Les 25 citations en saint Luc et les 17 mentions en saint Matthieu ne nous fournissent guère d'éléments. Nous ignorons tout du lieu et de sa date de naissance et aucune parole de saint Joseph ne nous est transmise.»
                     
                    Nativité du Pérou
                     

Les rares versets que les évangiles lui consacrent révèlent cependant quelques aspects de son destin unique. Dans l'évangile de l'enfance, Luc le met en scène à trois reprises : lors de l'annonce à Marie (Lc 1, 27), lors du recensement de Quirinius (Lc 2, 4) et lors de la visite des bergers (Lc 2, 16). «Partout, écrit le bibliste Maurice Autané, Luc voit en Joseph celui qui rattache Jésus au roi David.» Par Joseph, en effet, Jésus est de descendance royale, c'est ce que confirment les généalogies proposées par Luc (3, 23-38) et par Matthieu (1, 1-17). Marie lui donne la vie, mais c'est Joseph qui, en lui donnant son nom en fait un être social ; c'est par lui que Jésus va avoir des racines dans un peuple, une lignée...

Sans vraiment bien comprendre ce qui lui est demandé et ce qui lui arrive, Joseph accepte la mission que Dieu lui confie. Pendant douze ans, avec Marie, il participe à l'éducation de Jésus, lui apprend un métier. Dans la discrétion du quotidien. Lors d'un pèlerinage à Jérusalem, Jésus prend ses distances avec ses parents. «Ne savez-vous pas, leur dit-il, que je dois être aux affaires de mon Père ?» (Lc 2, 49). Pour les évangélistes, Joseph a terminé sa mission. Il quitte la scène.

Faute d'informations précises, des auteurs chrétiens des premiers siècles ont cherché à combler les trous. Et ont donné libre cours à une imagination débordante. Les écrits apocryphes comme le Protévangile de Jacques (IIe siècle), ou L'Évangile de Thomas (IVe siècle) ou encore L'histoire de Joseph le charpentier (IVe siècle) en témoignent abondamment.

Beaucoup d'histoires et de représentations de saint Joseph ont d'ailleurs puisé dans ces récits. Selon les uns, âgé, veuf et déjà chargé d'enfants, il aurait été désigné pour garder la virginité de Marie. Pour d'autres, il aurait épousé Marie à 91 ans et serait décédé à 111 ans, «d'une bonne mort», entouré de Jésus et de Marie. Son âme, déposée dans un voile lumineux, aurait été emportée par les archanges Michel et Gabriel.

 

Les Pères de l'Église s'attachent prioritairement au Christ et à la place de Marie dans le mystère du salut. C'est ainsi qu'ils rencontrent Joseph dont ils essaient de comprendre la mission et le rôle. À partir des Écritures, mais aussi à partir des traditions orales et des récits apocryphes dont ils ont connaissance. Petit à petit ils esquissent un portrait de Joseph, époux et père, dernier patriarche à la charnière des deux Alliances. Mais la personnalité de Joseph a du mal à s'imposer. Pendant plus de mille ans, Joseph est le grand oublié de la théologie, de l'art et de la dévotion.

De nombreuses familles spirituelles s'inscrivent dans son sillage
Puis, progressivement, il réapparaît. Les servites le célèbrent le 19 mars 1326. Au XVe siècle, on commence à prêcher sur Joseph : Bernardin de Sienne en Italie, Gerson et le cardinal d'Ailly en France. Dès lors, son culte va surtout se répandre sous l'influence des carmes. «Ils furent les premiers dans l'Église latine à composer un office complet en son honneur. C'est certainement cet office que lisait sainte Thérèse en la fête de saint Joseph», assure une religieuse carmélite.

 
Thérèse d'Avila fut en effet une véritable «fan» de l'époux de Marie. Dans son autobiographie de 1565, elle évoque son attachement pour ce saint auquel elle consacre pratiquement tout un chapitre (VI). Elle vient de raconter la crise douloureuse qu'elle a traversée au début de sa vie religieuse (vers 1538). Dans son désarroi, elle ne sait plus à qui se vouer. C'est alors qu'elle prend saint Joseph «pour avocat et pour patron».

Le résultat est immédiat. «J’ai vu clairement, écrit la «Santa Madre», que ce père et seigneur de mon âme m’a délivrée de ce mal et de bien d’autres plus grands… ; il a même fait pour moi plus que je ne lui demandais. Au reste, je ne me souviens pas de lui avoir jusqu’ici rien demandé qu’il ne m’ait accordé… Saint Joseph, je le sais par expérience, nous assiste en toutes nos nécessités… Je voudrais, poursuit-elle, porter tout le monde à la dévotion envers ce glorieux saint.»

Elle le recommande plus particulièrement aux «âmes d’oraison». En effet, assure-t-elle, «ceux qui ne trouvent pas de maître pour leur enseigner l’oraison n’ont qu’à prendre ce saint pour guide, et ils ne feront pas fausse route».

Au XVIIe siècle, sous l’influence des carmes et des jésuites, saint Joseph sort de l’ombre et inspire tout un courant de spiritualité et une multitude d’œuvres et de dévotions. Beaucoup de prédicateurs, y compris les plus grands (Bossuet en 1656 et en 1661), lui consacrent des panégyriques. Le P. Jean-Pierre Médaille, jésuite, crée l’institut des Religieuses de Saint-Joseph du Puy qui, de proche en proche, va essaimer dans un grand nombre de diocèses. En 1661, à la demande de Louis XIV, la fête de saint Joseph devient obligatoire et chômée dans tout le royaume.

Au XIXe siècle, le culte à saint Joseph connaît un certain ralentissement avant de se redéployer de manière spectaculaire. Le 8 décembre 1870, à la demande des Pères du concile Vatican I, Pie IX proclame saint Joseph patron de l’Église universelle. En 1889, alors que la IIe Internationale socialiste fixe au 1er mai la Fête des travailleurs et des travailleuses, Léon XIII publie l’encyclique Quamquam pluries, une présentation théologique des grandeurs et des privilèges de saint Joseph.

De plus en plus de pays, de corporations, de congrégations religieuses se mettent sous son patronage. Les dévotions se multiplient. Rome craint l’inflation, s’en inquiète, et freine le mouvement. Mais au XXe siècle, la dévotion gagne encore du terrain. Soit sous l’influence d’humbles chrétiens qui, comme le F. André Bessonnette (né Alfred Joseph) à Montréal, vouent une confiance totale à l’humble artisan de Nazareth. Soit aussi sous l’effet d’orientations ou d’initiatives pontificales qui encouragent sa dévotion. Ainsi, en 1909, Pie X (Giuseppe, de son prénom de baptême) approuve les litanies de saint Joseph ; en 1920, Benoît XV le propose comme modèle et patron de tous les chrétiens, des travailleurs et des agonisants.

Patron du Concile Vatican II
Pie XI lui confie la lutte de l’Église contre l’athéisme. Pie XII profite du grand rassemblement de l’Association chrétienne des travailleurs italiens le 1er mai 1955 pour instituer la fête liturgique de saint Joseph artisan. «Saint Joseph, confiait Jean XXIII (Angelo Giuseppe-Joseph Roncalli), je l’aime beaucoup. à tel point que je ne puis commencer une journée, ni la finir, sans que mon premier mot et ma dernière pensée soient pour lui.» Il le proclame patron du concile Vatican II (1961) et insère son nom au canon de la messe (1962) - à la suite, il est vrai, de nombreuses pétitions adressées au Saint-Siège depuis 1815.

En 1989, Jean-Paul II lui consacre une exhortation apostolique : Redemptoris custos. Obéissant et fidèle, pauvre et travailleur, humble et silencieux, chaste époux de Marie et «père d’un enfant qui n’est pas son fils», à l’écoute des demandes de Dieu et des requêtes des hommes, saint Joseph est une figure biblique riche et complexe. La multiplicité des titres que lui confèrent ses litanies en témoigne : saint Joseph, maître de la vie intérieure ; protecteur de la famille de Nazareth ; illustre descendant de David ; lumière des patriarches…

Aujourd’hui, c’est sa paternité qui suscite le plus grand intérêt et les réflexions les plus élaborées. Cette paternité, en effet, fait éclater les modèles biologiques et naturels. «Les liens d’engendrement sont pulvérisés, réinventés, écrit Sylvie Germain, ils passent moins par la chair que par le cœur et l’esprit. C’est en cela que Joseph, père par “procuration”, conscient de l’ampleur, de la gravité et de la difficulté de la charge qui lui incombe, représente la plus haute figure de la paternité.» 

                                                                                                                                              Bernard JOUANNO
 
 

Un prénom devenu rare

Hommage familial ou patronage spirituel, Joseph est un prénom passé de mode. Certains le portent avec fierté, d’autres le trouvent aujourd’hui un peu lourd.

Le charpentier n’a plus la cote. Vieillards chenus ou têtes blondes joufflues, Joseph des neiges d’antan ou de la dernière pluie, ils ouvrent le XXIe siècle en bataillon réduit… Joseph n’a pas le vent en poupe, conviennent ceux qui le portent et qui se comptent. Car, depuis cinquante ans, les Français le boudent au baptême. À l’église et à la mairie, même en second prénom, son patronage n’est plus de mise ou si peu, quand, il y a moins d’un siècle, il rivalisait un peu avec Marie. Mais c’est fini. En tout cas pour aujourd’hui.

«Il reviendra certainement dans les mœurs, mais c’est encore trop tôt», souligne Marie-Odile Mergnac, directrice éditoriale des éditions Archives et culture, et coauteur d’un livre sur les prénoms. En attendant l’éventuel retour en grâce, les Joseph portent leur singularité comme ils le peuvent : avec bonheur, avec contrariété, avec indifférence aussi. Certains ont même éprouvé, à tour de rôle, ces trois sentiments successifs.

Joseph Belmont est de ceux-là. L’ancien architecte en chef des bâtiments civils et des palais nationaux, artisan des ambassades de France à Tokyo et à Moscou, confesse un rapport plutôt complexe avec cet héritage. «Mes parents m’ont donné ce prénom en souvenir familial, raconte-t-il. Mon père, parce qu’un des trois frères qu’il avait perdus durant la guerre 1914-1918 s’appelait Joseph. Celui-ci était séminariste. Ma mère parce que son père qu’elle avait perdu… s’appelait également Joseph.» Double héritage.
"Je n'osais pas dire mon prénom"
«Tant que j’étais entouré de ma famille, ça n’a pas posé de problème, je ne me posais pas de question, explique l’architecte. Mais dès que j’en suis sorti, cela été assez lourd à porter. C’était le prénom des valets de chambre du XIXe siècle, et, dans les Beaux-Arts, ça ne cadrait pas trop… Alors on m’appelait Giuseppe. Ou Belmont. Je n’osais pas dire mon prénom . Et puis quand je suis devenu plus connu, mon prénom est devenu un atout : il me faisait sortir de la masse anonyme…»

Prénom souvent contourné par un diminutif. Marie-Josèphe Beccaria, ancienne directrice générale déléguée de Bayard Presse (aujourd’hui Bayard), raconte par exemple qu’elle a rapidement été appelée «Mijo» par sa mère. Adopté comme prénom à part entière.

Option parfois utilisée quand beaucoup de Joseph héritaient par usage d’un prénom pas forcément choisi par les parents eux-mêmes. Mgr Boishu, évêque auxiliaire de Reims, s’en amuse : «Mes parents n’avaient pas spécialement envie de m’appeler Joseph. Mon père s’appelait Joseph. C’est une voisine qui, le jour de l’accouchement, a suggéré que je porte le prénom paternel…»

Aujourd’hui, Joseph fait un peu vieux jeu. Certains raillent avec humour saint Joseph… José Artur, animateur – journaliste du «Pop club» sur France-Inter, septième d’une fratrie de neuf enfants, n’attache pas une grande importance à son prénom mais il l’aime bien.

«Ma mère, passionnée d’opéra, avait remarqué, la veille de l’accouchement, un beau don José dans une représentation de Carmen… ».

Joseph serait dépassé dans une société déchristianisée ? «Je ne pense pas que cela ait vraiment un lien, il s’agit plutôt d’une question de génération, note Marie-Odile Mergnac. Quand un prénom est porté massivement à une certaine époque, il ne revient en général qu’à la quatrième génération qui suit. Regardez ‘‘Jules’’ : sa grosse période de popularité, c’est le XIXe siècle. Il revient aujourd’hui à la mode.»
Un prénom sympathique
Du reste, aujourd’hui, l’image de Joseph relève surtout d’anciennes figures «profanes». Malgré celles, sympathiques, de héros comme Joseph Joséphine dit Rouletabille (Gaston Leroux), il y a celle du «valet de chambre fin XIXe siècle» que souligne ci-dessus Joseph Belmont. Il y a aussi le «Joseph Prudhomme» d’Henry Monnier, personnage emblématique du bourgeois 1830, solennel et prétentieux, aux célèbres maximes pompeuses et ridicules, comme le fameux : «C’est mon opinion, et je la partage.» (Les Mémoires de Joseph Prudhomme, 1856).

Certains personnages historiques n’ont pas fait beaucoup non plus pour rendre le prénom sympathique… Citons entre autres Joseph Goebbels, propagandiste d’Adolf Hitler, ou encore Iossif Vissarionovitch Djougachvili, alias Joseph Staline, d’une mère fervente orthodoxe… Non. Joseph le patriarche, le charpentier, le juste, garde une image appréciable.

«Pour moi, c’est un prénom qui a beaucoup de valeur, j’aime beaucoup mon saint patron», confie Joseph Ariaux, viticulteur-arboriculteur, auteur d’un livre aux éditions Cheminements. «Il a fait vivre sa petite famille, il a appris à Jésus à travailler… On l’utilise beaucoup dans nos prières, tous les soirs», explique ce père de sept enfants et grand-père de 25 petits-enfants.
"Une belle figure de la paternité"
«C’est une belle figure de la paternité, estime Mgr Joseph Boishu. Cela m’inspire dans ma vie de prêtre et d’évêque.» Inspiré également, un certain… Joseph Charpentier (!), citoyen de Hombourg-Haut (Lorraine), ancien paralysé et guéri à Lourdes (guérison non reconnue) en 1988. Il a, depuis, construit une réplique de la grotte de Lourdes à côté de sa maison…

Par ailleurs, certains artisans placent encore leur atelier sous son patronage, comme l’a fait le menuisier José Dias Simao à Mantes-la-Ville. Comme la communauté des Béatitudes pour son atelier d’icônes baptisé «atelier Saint-Joseph». Et, comme l’apiculteur Yves Dufour, ancien assureur, dont les «rûchers de Saint-Joseph», nichés dans la Drôme des collines depuis 1980, sont confiés à saint Joseph depuis quatorze ans.

«À plusieurs titres, il est important pour moi, explique ce dernier. C’est quelqu’un qui a fait confiance en Dieu en s’embarquant dans une aventure un peu folle. C’est cette confiance-là que je voudrais avoir dans mon cœur. Dans l’éducation de mes enfants aussi : avec ma femme, nous avons adopté trois enfants, puis trois enfants sont nés de notre union. Quant à saint Joseph artisan, ça me parle beaucoup, moi qui ai quitté un métier de service (les assurances) pour le travail manuel…»

Chez les chrétiens, pourtant, le prénom a perdu la cote. «Ce n’est qu’une hypothèse, mais peut-être est-ce parce qu’on a beaucoup insisté, ces dernières années, sur les vertus actives, alors que saint Joseph est beaucoup plus une figure d’écoute intériorisée, estime Mgr Boishu. Mais je trouve que c’est en train de s’inverser », complète l’évêque auxiliaire de Reims. Il note d’ailleurs que quelques petits Joseph poussent dans son diocèse…

                                                                                                                                                   Pierre SCHMIDT