Article paru à l'occasion du 125° anniversaire
de l'Institut Saint-André
 
Laurent Bodin      -  L'Alsace du 21.06.2016

Les yeux de sœur Emmanuelle, 89 ans, brillent de mille feux lorsqu’elle raconte Saint-André. « Son » institut, est-on tenté d’écrire, s’agissant de la mémoire vive de l’établissement cernéen qui fête, en ce mois de juin, son 125e anniversaire.

Saint-André, où elle réside aujourd’hui, recouvre une grande partie de la vie de la religieuse. Native du village voisin de Steinbach, sœur Emmanuelle a, pour la première fois, foulé les allées de l’institut en 1948. Après un passage à la maison de l’éducation au Neuhof, à Strasbourg, dans les années 1950, elle y est revenue en 1967. C’est l’année où elle fait la connaissance de sœur Marie-Claire, arrivée un an plus tôt. Cette éducatrice spécialisée, originaire de Schweighouse, a également débuté à Saint-André pour finir sa carrière professionnelle au Cameroun, il y a deux ans.

Et si une génération sépare les deux religieuses, la même ferveur et la même émotion sont palpables lorsque remontent les souvenirs. Des bons, en majorité, mais aussi des plus douloureux, s’agissant d’un endroit communément appelé, jusque dans les années 1970,
« l’institut pour idiots ». « Avant que l’on parle de résidents, en interne, c’était tous des enfants » , raconte sœur Marie-Claire.

500 handicapés et 80 religieuses

À la lecture du livre écrit par Édouard Rouby lors du centenaire de Saint-André en 1991, « tarés » ou encore « déchets d’humanité » sont des mots couramment employés dans la France d’après-guerre pour parler des personnes handicapées.

Pourtant, « l’humanisme a toujours habité cette maison ». « Avec peu de moyens, nous avons toujours fait au mieux pour les rendre heureux » , résume sœur Emmanuelle qui se souvient que Saint-André comptait environ 80 religieuses de la congrégation des sœurs de la Croix dont la fondatrice, mère Adèle, a consacré sa vie et son œuvre à l’enfance inadaptée. « C’était un seul et unique lieu de vie. On dormait dans une petite chambre voisine des dortoirs dans lesquels dormaient quelque 40 enfants , raconte sœur Emmanuelle, en charge à son arrivée des plus jeunes. Après-guerre, comme maintenant, enfants et adultes étaient environ 500 mais tout le monde vivait sur place. » Au sortir de la guerre, la communauté tente de se reconstruire après plus de six années loin de l’Alsace. L’institut est en effet évacué en septembre 1939 et ses 700 membres et religieuses, à l’exception de sept d’entre elles, trouvent refuge à Boulaur, dans le Gers. Les principaux bâtiments de l’institut, transformé en camp SS durant la guerre, sont en ruines à la Libération. Il faudra près de trois ans pour tout reconstruire. C’est à cette époque qu’arrive sœur Emmanuelle, qui se souvient d’une « grande pauvreté ». « Mais tout le monde mettait la main à la pâte pour aider » , précise-t-elle.

Un village rural

Sept jours sur sept, avec souvent une sortie en petits groupes le jeudi – « On montait au Vieil Armand à pied » , sourit sœur Emmanuelle –, la journée était parfaitement rythmée pour les religieuses : « La cloche sonnait à 4 h 50. Souvent, on n’avait pas beaucoup dormi parce que l’un ou l’autre enfant avait fait une crise épilepsie… Après la prière, on prenait le petit-déjeuner. Puis il était l’heure de lever les enfants. Nous mangions à 11 h et les enfants à midi. Ensuite ils retournaient à l’école jusqu’à 16 h. Les jeunes n’avaient pas beaucoup de relations avec leurs parents. Ceux-ci les confiaient à l’institut et ce sont souvent les sœurs qui apportaient soutien et affection aux enfants, sachant que garçons et filles étaient séparés » , ajoute sœur Emmanuelle qui rentrait voir sa famille à Steinbach « tous les deux ou trois ans ». « En entrant au couvent, on renonçait à sa famille, même si on pouvait s’écrire. Nous n’avions jamais de vacances. Mais l’endroit fourmillait de vie : poterie, vannerie… Les sœurs savaient aussi faire beaucoup de choses. J’ai gardé un très bon souvenir de ce lieu de vie et de travail. Je ne regrette pas une minute ! Ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas eu de moments difficiles… C’était un lieu fermé, mais nous, avec les résidents, on sortait » , raconte sœur Emmanuelle, qui rigole aux souvenirs de quelques parties de football et descentes en luge, et ce malgré la robe. « Saint-André était un village. On avait des moutons, des veaux, des vaches, un potager. La vie y était rurale et artisanale, avec bien sûr l’attention portée à plus de 500 résidents. »

Le tournant des années soixante

Lorsqu’elle revient en 1967, les mentalités ont commencé à évoluer et l’institut aussi, notamment sous l’égide de sœur Gabriel, nommée directrice en 1965. Dès l’année suivante, les enfants dont les parents le souhaitent peuvent bénéficier d’une sortie mensuelle tandis que des modifications sont engagées, à la fois en matière d’éducation mais aussi d’habitat.

Alors que, parmi les trois têtes qui composent la direction, la directrice prend le pas sur le gérant et, surtout, l’aumônier, la signature d’une convention collective, en 1966, marque un tournant : « Cette convention a modernisé tous les établissements gérés par la congrégation, que ce soit sur le plan de la formation des personnels ou sur celui de l’apparition de syndicats. On est vite arrivé à une sœur pour trois civils » , explique sœur Marie-Claire, selon qui « sœur Gabriel avait une vraie vision stratégique ».

À tel point que cette dernière participe, en janvier 1969, à un voyage d’études aux États-Unis. « Avec l’objectif de développer le travail inter-établissements, sœur Gabriel a lancé de grands chantiers comme le CAT. C’est elle qui est à l’origine de la création de la piscine et de l’apparition de la balnéothérapie, mais aussi du self-service ou encore de la création de l’association des parents et amis de l’institut Saint-André » , souligne encore sœur Marie-Claire. Ce que sœur Emmanuelle résume ainsi : « La maison s’est ouverte, ce qui en a fait une période à la fois très riche et très difficile. Saint-André n’était plus un lieu en soi mais faisant partie de Cernay. »

L’intégration des parents

L’élément déclencheur a aussi été l’intégration à l’école obligatoire et un retour dans les familles tous les 15 jours. « On accueillait des enfants de toute la France et beaucoup dépendant de l’aide sociale à l’enfance. Par une loi de 1975, la Sécurité sociale a commencé à payer les frais de séjour des enfants handicapés » , précise sœur Marie-Odile, à l’époque à l’institut médico-pédagogique de Colmar. Et l’actuelle économe de la congrégation des sœurs de la Croix d’ajouter qu’il a fallu, « pour savoir qui était assuré social, retrouver des parents qui avaient quasiment abandonné leur enfant. Cela a constitué une vraie crise dans les établissements car il fallait accompagner les résidents avec les parents qui se voyaient aussi attribuer une place dans l’éducation. »

Les trois religieuses en ont été marquées : sœur Gabriel a parlé, très tôt, d’un « esprit d’entreprise complémentaire du spirituel ». « L’opéra, monté à l’occasion des 125 ans de l’institut Saint-André, et le 25e anniversaire de l’association Adèle de Glaubitz relèvent du même ordre, en montrant que la personne handicapée est capable de transmettre des émotions » , note sœur Marie-Claire. « Nous avons toujours eu le souci d’avoir un esprit de service et d’attention. Reconnaître la place de la personne handicapée dans l’Église et la société a toujours été notre priorité » , conclut sœur Emmanuelle dans un doux sourire.