La
voilà, notre doyenne du village : elle est belle, assise bien droite
dans son fauteuil, le regard bien ouvert posé sur vous, un éclair de
malice l'anime, le sourire est paisible et profond, même lorsqu'elle
dit: "c'était pas facile".
Ensemble, avec son fils Claude et sa belle-fille Nicole, nous avons
passé un moment empreint de souvenirs, mais aussi de fraîcheur et de
gaîté. Pourtant, la vie de Mme Gribling a été marquée par deux grands
malheurs.
Certes, ce n'est pas Mme Gribling qui peut relater la trame de sa
vie : elle n'entend plus très bien, sa capacité à suivre la conversation
est diminuée depuis quelques mois. Son fils la remplace dans la
narration des faits, mais ce qu'il en rapporte est de toute évidence le
reflet de ce que sa maman et le père de cette dernière lui ont raconté.
Maria Gribling est née du deuxième mariage de son père Bernard Stutz (la
première épouse était décédée) le 11.11.1911, un jour aux chiffres déjà
peu banals et qui devint plus tard le jour de commémoration de
l'Armistice de la première guerre mondiale.
Cette guerre a constitué la première étape, particulièrement mouvementée
et difficile de sa vie.
En janvier 1915, les Steinbachois doivent fuir : le front, situé dans le
village même, l'expose à la destruction quasi totale. La ferme dans
laquelle est née Maria, située à côté du presbytère, sera d'ailleurs
détruite comme la plupart des maisons. La famille, composée de 10
personnes (les parents et leurs 7 enfants ainsi que le grand-père qui
vit avec eux) charge à la hâte des matelas et quelques rares provisions
sur une charrette tirée par une vache pour se mettre à l'abri des
combats qui les menaçaient directement. Près de l'usine Rollin, un obus
tombe près d'eux, la roue arrière de la charrette se casse : il faut
retourner à la ferme changer la roue. Et repartir le même jour, bien sûr
!
Suivent alors 4 années d'exil dans une remise où ils ont fini par
trouver refuge à Ensisheim. '
A cette étape du récit, Claude demande à sa mère : "tu te souviens
d'Elisa?" Le visage de Mme Gribling s'anime. Elisa est la jeune sœur
décédée de la grippe espagnole en 1918. Deux jours plus tard, c'est la
maman qui meurt, atteinte du même mal "le grand-père nous faisait la
popote. On en a vu, c'était dur"...
Le retour, quelques mois après la fin de la guerre, lui laissa le
souvenir du déblayage des ruines du village (seules 3 maisons restaient
à peu près intactes !) transportées à l'aide de wagonnets jusqu'à la "Munimatta".
Après la construction de la ferme, située cette fois rue Cote 425,
encore dénommée à cette époque, rue de l'Eglise, le père, sa 3e épouse,
les enfants et le grand-père s'y installèrent. Un souvenir amusant : le
grand-père chasse les enfants qui vont piquer les pommes de terre
chaudes dans la gamelle des poules en hiver : "vous ne pondez pas des
œufs !"
Scolarisée jusqu'à l'âge de 13 ans, elle travaille ensuite dans une
fabrique de soie à Cernay, puis, avec une copine, Gribling Joséphine,
elle décide de partir à Nancy comme employée de maison. Elle revient
cependant quelque temps plus tard et travaille chez Baudry. En 1934,
elle épouse Léon Gribling, cousin de son amie Joséphine. Le couple
s'installe dans la maison du père, à l'étage. Le fils Claude nait en
1937.
Un autre drame issu de la 2e guerre mondiale marque ensuite sa vie de
jeune femme : son mari, appelé dans la marine française en 1939,
disparaît dans la rade de Mers el Kébir, le 03 juillet 1940. La flotte
française, ne voulant pas se rendre, est coulée par les Anglais qui
craignent que le gouvernement de collaboration ne livre la flotte aux
Allemands. Son mari est un des 1000 marins qui périrent sur le
"Bretagne", navire qui paya le plus lourd tribut lors de cette bataille.
D'un mari, du père de son fils, il ne resta que le souvenir, l'avis de
décès transmis par le maire du village 3 mois plus tard, puis la Croix
de Guerre et la médaille militaire décernées à titre posthume.
Avant guerre, le jeune
couple avait fait construire une petite maison en face
de celle de son père, mais Mme Gribling resta dès lors dans la ferme
paternelle et y travailla aussi. Dans les vignes et les champs,
s'occupant avec son père, des poules et des lapins, de la chèvre, des
quelques cochons, des 4-5 vaches et des 2 bœufs. Son fils participa lui
aussi très jeune aux travaux.
Quand ce dernier se maria et eut agrandi la petite maison construite
avant guerre, elle s'y installa au premier étage et elle y vit depuis. A
40 ans, elle pensait mourir jeune, à 55 ans, elle choisit de prendre la
pension militaire à laquelle elle a droit car elle n'est pas sûre de
vivre assez longtemps pour en bénéficier si elle attend 55 ou 65 ans !
De constitution robuste, elle n'a subi qu'une opération de la thyroïde
aux alentours de la cinquantaine et s'est cassé une hanche il y a une
bonne dizaine d'années en... nettoyant la remorque du motoculteur !
Longtemps, elle continua à effectuer des travaux du jardin, ou dans la
maison, mais l'arthrose dans les doigts, apparue il y a quelques années
l'empêche depuis un an, d'éplucher les pommes de terre. Ce n'est que
depuis 6 mois qu'elle ne regarde plus la télé ou n'écoute la radio : ça
va trop vite pour elle.
"Quand vous avez un certain âge, tout diminue. Je vais bientôt avoir 100
ans !" Sa vue est encore bonne, et même si elle ne lit plus parfois que
les titres des journaux, elle a remarqué en me regardant bien
ouvertement : "si luegt mi bstandig an !" (elle me regarde tout le
temps).
Elle passe sa journée au rez-de-chaussée près de son fils et de sa
belle-fille et profite ainsi de leur attention et de leur affection, et
de celle des 3 petits-enfants et arrière-petits-enfants : 2
petites-filles, un petit-fils, et 3 arrière-petits-enfants, Anne-Sophie,
20 ans, Fanny, 18 ans, et Julien, 7 ans. Avec ce dernier, elle récite
encore les tables de multiplication et a récité, le jour de notre
rencontre, la table de 3 sans hésitation et... sans erreur ! Puis a
demandé, entre candeur et malice : "c'était bien ?".
Des aides-soignantes du Centre de Soins la préparent pour la nuit mais
elle va au lit toute seule : "je me couche à 7 heures et je dors jusqu'à
7 h du matin". Sans somnifère, bien entendu. Et elle ajoute, avec un
sourire charmant : "vous savez, le soir, je n 'sors jamais !" Nous rions
tous les 4 de bon cœur.
Sans crainte de mourir (elle me demande en riant : "vous viendrez à mon
enterrement ?"), elle poursuit paisiblement sa vie, une vie à présent
sans activité et bien soutenue par son fils et sa belle-fille, mais une
vie empreinte d'acceptation sereine, éclairée parfois de sourires
amusés, bref une vie de... sagesse.
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Quand je suis arrivée chez M. et Mme Roeckel, ce dernier était en train
de casser des noix pour les oiseaux qui viennent, depuis plus de 40 ans,
se nourrir en hiver sur le rebord de leur fenêtre. D'abord réticent à
parler de lui, car il préfère vivre dans la discrétion, il a néanmoins
accepté de dévoiler quelques moments importants de sa vie.
Il est né le 09 août 1922 à Orbey, au Lac Blanc. Sa mère et sa tante y
tenaient le café-restaurant. Le papa était chauffeur de bus sur la route
des Crêtes. Mais ce papa décède en 1929 et la maman s'installe avec ses
enfants àThann en 1933.
Après la scolarité, c'est l'entrée dans la vie professionnelle en 1936,
chez Vetter, horticulteur à Thann.
En 1940, habitant à la sortie de Thann, il aide des Français qui se
cachaient dans la forêt à passer la frontière dans les hauteurs de
Bussang.
A la suite d'une dénonciation, il est déporté en Allemagne où
il a toutefois la chance de travailler comme jardinier dans un château
dans le pays de Bade. Il est "libéré" pour... effectuer le RAD, (Reichsarbeitsdient),
l'équivalent allemand de ce qui sera en français le STO,
Service du Travail Obligatoire.
En 1942, il est mobilisé comme de nombreux jeunes Alsaciens dans l'armée
allemande. Il se retrouve d'abord en Russie puis il saisit l'opportunité
d'être volontaire pour combattre en France. Il est envoyé en Normandie.
Là, bien que soldat dans la Wehrmacht, il donne un "coup de main" à un
copain résistant.
En 1944, après le débarquement, il déserte l'armée allemande et est fait
prisonnier par les Américains qui le prennent bien sûr pour un Allemand
et le traitent comme tel: pas de nourriture ni de boisson pendant 3
jours !
Puis il se porte volontaire pour combattre dans la l° Armée Française et
c'est ainsi qu'il revient en Alsace en février 1945.
Dès le lendemain de sa démobilisation, son premier employeur Vetter lui
demande de l'aider à couvrir les toits abîmés par les faits de guerre II
reprend du service sans un seul jour de repos et... sans rechigner ! En
1949 il se marie avec Vonau Germaine, habitante de Steinbach. Un an
après nait leur fils Daniel. La famille s'installe à Steinbach en 1953.
En 1963, ils emménagent dans leur pavillon qu'ils ont fait construire,
rue de Cernay. M. Roeckel sera employé chez Rollin durant 22 ans, de
1960 à 1982.
Dans l'évocation de son passé, les souvenirs d'enfance qui sont montés
spontanément sont ceux des travaux (chercher du bois, ramasser des
pommes de terre) qu' il fallait effectuer pour aider la maman à nourrir
les 6 enfants dont le dernier est né 4 mois après le décès du papa.
Troisième dans le rang de naissance, Fernand a du contribuer à pallier à
l'absence du père dès l'âge de 6 ans.
Deux souvenirs reliés à ce papa, aimé et si tôt disparu, restent gravés
fortement en lui. Il en rit mais les larmes perlent dans ses yeux. Il se
revoit le jour où il courut derrière le bus au moment où son père
partait au travail il voulait le suivre, le retenir...
Il se souvient aussi que certains matins, au réveil, il tenait entre ses
mains la chemise du père mais le père, levé de bonne heure, n'était déjà
plus dans la chemise... (chaque enfant, à tour de rôle, avait parfois le
droit de dormir avec son papa).
Le souvenir de jeune homme le plus fort est relié à sa maman.
Matin du 1er janvier 1945 : il entre dans la cuisine de sa mère à Thann.
De surprise et d émotion, car elle est sans nouvelles de lui depuis des
mois, elle laisse choir la casserole qu'elle s'apprêtait à porter sur la
table familiale. L'armée allemande l'avait informée de la disparition de
son fils mais rien ne lui permettait d'espérer qu'il avait pu déserter
et était toujours en vie. Fin décembre 1944, la 1ère Armée lui avait
accordé quelques jours de permission. Après moult péripéties dont un
séjour à l'hôpital à Paris pour une mauvaise jaunisse, il courait le
risque, arrivé en Alsace, d'être contrôlé par les Allemands qui tenaient
encore Leimbach, alors que lui se rendait chez lui à Thann ! C'était
sans doute les plus belles étrennes que cette maman et ce fils reçurent
ce jour-là l'un de l'autre et l'émotion de Fernand, 63 ans après, en
témoigne encore.
Son partage des souvenirs qui ont marqué sa vie et laissé des traces
dans son cœur a été un moment vraiment touchant.
De nos jours, veillé par son épouse qu'il taquine parce qu'elle s'oppose
à ce qu'il prenne le volant une fois la nuit tombée, il continue à
s'occuper de son potager, nourrir les oiseaux qui s'abritent et nichent
dans la haie de thuyas qui entoure son terrain, haie qu'il a d'ailleurs
lui-même élevée. Il a subi il y a quelques années un triple pontage et
doit par conséquent éviter les efforts physiques. Depuis la retraite, il
peut s'adonner à son passe-temps favori. Il lit à présent des livres de
sa bibliothèque qu'il n'avait pas eu le temps de lire il y a 20 ou 30
ans. Il adore les policiers, et tous les ouvrages évoquant l'Egypte et
épluche bien sûr son quotidien préféré chaque jour.
Il a la joie d'être grand-père d'un petit fils de 32 ans qui habite
toutefois à l'autre bout de la France, ce qui ne facilite pas la
fréquence des rencontres.
La conclusion de l'entretien, je la laisse à M. Roeckel lui-même : "le
travail nous a gardés en forme". Quand on écoute sa vie, on voit que le
travail y est entré vraiment de très bonne heure et l'a accompagné
fidèlement tout le long du chemin parcouru. Souhaitons-lui que les
petits oiseaux qui se plaisent dans son jardin puissent profiter encore
longtemps du travail de ses mains généreuses, même si pour lui, ce n'est
plus du travail.
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Non,
M. Suffert n'est plus à un âge où l'on met des lunettes noires par
coquetterie ou pour cacher ses yeux ! Il est aveugle et, s'il s'oriente
parfaitement dans sa maison, il s aide pour se déplacer ailleurs, des
yeux de son épouse.
Ce qui frappe aussi à son contact, c'est une mémoire, un intérêt pour
l'histoire, celle de sa famille mais aussi l'histoire en général, et une
vivacité d'esprit hors du commun. Aussi a-t-il pu me parler de détails
concernant ses ascendants tout à fait
précis, et bien situés dans le temps, même s'il ne les a pas vécus
lui-même.
Son arbre généalogique remonte à 1590 et, fait remarquable, il y a une
lignée ininterrompue de fils aînés, appelés Johann, Hans ou Jean, selon
les époques.
Né le 17 septembre 1922 à Mulhouse, d'un père travaillant à la
sous-préfecture et d'une mère d'origine parisienne, il a appris
l'alsacien à Dornach, dans la rue où ses parents avaient construit une
maison, et chez les scouts au contact des enfants qu'il côtoyait. A
partir de la classe de 8e, il alla au lycée de Mulhouse. Il passe son
bac juste avant la déclaration de la guerre.
En juin 1940, c'est l'évacuation de la population vers la zone non
occupée. Ses parents vont jusqu'à Montluçon en voiture, mais
lui-même, ses deux jeunes sœurs et la grand-mère, embarqués en bus avec
d'autres membres du personnel de la
sous-préfecture ne peuvent suivre les parents et retournent à Mulhouse.
En août 1940, un obus, ramassé par un copain, lui éclate au visage. Des
éclats (il en porte encore certains enkystés à l'oreille et au cou) le
rendent aveugle, et sa main gauche déformée restera à jamais privée de 3
doigts. Comme il le dit lui-même : "ce fut un élément déterminant dans
ma vie".
Il rejoint les parents après une hospitalisation de plusieurs semaines,
suit à Montluçon des cours de dactylo (avec 3 doigts en moins !), puis
se rend à Lyon en 1941, est réopéré aux yeux sans succès et passe une
licence d'allemand. Après la guerre, il fait une licence de droit.
Titulaire d'une bourse d'études du gouvernement tchécoslovaque, il part
à Prague pour suivre des cours de droit comparé. Il dirige ensuite des
cours de conversation à l'Institut Ernest Denis de Prague.
Il y rencontre une jeune étudiante qui deviendra son épouse en 1950 par
autorisation spéciale du président de la République Tchécoslovaque. Tous
deux quittent le pays en 1951 pour s'installer à Dornach. M. Suffert
passe alors le CAPA, Certificat d'Aptitude à la Profession d'Avocat,
mais ne peut exercer dans un cabinet car il lui aurait fallu une aide
permanente pour le conduire, assurer le secrétariat.. .I1 rédige, un
temps, des travaux de traduction de textes scientifiques en tchèque avec
l'aide de sa femme qui lui lit le texte original.
Une fille nait en 1950, une autre en 1953, un fils en 1954 et la
dernière fille en 1955. Ces 4 enfants, nés si près l'un de l'autre, leur
donneront certes du travail, mais aussi beaucoup de satisfactions : tous
ont réussi de brillantes études, pour certains allant jusqu'au doctorat,
et leur ont permis d'être 10 fois grands-parents.
Nul doute que M. Suffert leur a transmis le goût de la recherche et des
études car si lui-même a fait des études linguistiques et de droit assez
poussées, il a traduit aussi des travaux de recherche à caractère
scientifique à plusieurs reprises, notamment pour des recherches en
chimie faites par son fils au CNRS de Strasbourg où il s'agissait, de
produire à partir d'un livre allemand, lu par son épouse, un texte
français, nécessitant une très bonne compréhension du domaine étudié (la
spectroscopie RMN et aussi les mécanismes réactionnels en chimie
organique). Ils y consacrèrent à deux reprises plusieurs mois. De nos
jours, il continue à s' intéresser aux travaux de recherches de ses
enfants et à lire les articles qui s'y rattachent.
Un autre vaste centre d'intérêt et de recherche est pour lui la
minéralogie, et un domaine qui lui est associé : la géologie. Il fait la
collection des minéraux depuis de longues années, il est même entré dans
des mines (Mollau, Ste Marie-aux Mines, mais aussi Steinbach dans les
années 1970 !) Cette activité lui a aussi donné l'occasion de se rendre
à l'étranger, notamment au Maroc et à Tucson (USA) à plusieurs reprises.
De nos jours, il continue à fréquenter les bourses aux minéraux et
s'apprêtait, le lendemain de notre rencontre, à se rendre dans ce but à
Ostwald.
II lit, toujours avec l'aide de son épouse bien sûr, de nombreuses
revues, dans les divers domaines qui l'intéressent.
Enfin, son dernier hobby est la culture des cactées et des orchidées
qu'il pratique dans son jardin depuis leur installation à Steinbach en
1985 et il vous expliquera avec plaisir la différence entre les
euphorbes et les cactées, que beaucoup de gens confondent.
L'intérêt de M. Suffert pour tous les domaines évoqués est facilement
perceptible à travers le récit qu'il fait de sa vie, mais nul ne peut
douter que son épouse a été LA personne qui a su compenser la perte de
vue subie et lui a permis d'assouvir quotidiennement sa curiosité et sa
soif de connaissances à ce jour toujours intactes. Aussi M. Suffert
peut-il continuer à s'instruire et intéresser son auditoire par une
narration dense et pleine de vie, bien qu'il soit, depuis tant d'années,
privé de vue.
Interviews réalisées par Claudine Roger
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